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  Mémoire et Veniamin    hits: 5678
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Alexandre Luria, L’homme dont le monde volait en éclats

Traduit de l'anglais par Christian Cler, préface d'Oliver Sacks. Éditions Seuil.

La première partie de l'ouvrage L'homme dont le monde volait en éclats est traduite du russe par Fabienne Mariengof, la seconde intitulée Une prodigieuse mémoire est traduite par Nina Rausch de Traubenberg avec la collaboration de Mme Chaverneff.

L'homme dont le monde volait en éclats est l'histoire d'un étudiant brillant nanti d'une soif d'apprendre et d'une fabuleuse mémoire et qui se retrouve à 23 ans en pleine guerre 39-40 dans l'incapacité de se souvenir de quoi que ce soit suite à une blessure par balle dans le cortex pariéto-occipital gauche. Cette blessure a été suivie d'un coma prolongé. Son nom est Zassetski, il enverra régulièrement les feuillets du journal qu'il tient et qu'il intitule Je reprends le combat à Alexandre Luria, son médecin. Celui-ci nous raconte, en effet, ce qu'a pu être le drame de cet homme et dans ce livre il nous invite à saisir l'univers intérieur de ce patient au "monde éclaté, à la sensation d'être un autre, de vivre un état constant de rêve, d'irréalité, n'étant plus que l'ombre d'un homme". Ce dont il souffre, c'est ce qu'il appelle "son calvaire intérieur" à savoir l'incapacité de pouvoir rassembler ses pensées en un tout. Sa perception du monde est restée intacte mais il ne peut trouver un mot, exprimer une pensée, lire un texte ou calculer, se repérer dans l'espace.

Ce journal est un énorme travail psychique telle une tentative d'autoguérison qui focalise l'espoir de se reconquérir lui-même et de reconquérir ce qu'il avait perdu. Il écrira ainsi plusieurs milliers de pages sans pouvoir en lire une seule. Tous les jours, il s'assoit à son bureau et accomplit cette tâche exténuante. Il dira que retrouver des fragments minuscules de son histoire devient "une exigence intérieure fondamentale". La lecture de ce livre nous sensibilise constamment à la nécessité d'une approche globale de l'homme en souffrance. Cette étude de cas approfondie mêlent éléments de neurologie et finesses psychologiques. Alexandre Luria a beaucoup de compassion et de sensibilité à l'égard de son patient et il nous guide à travers les nombreuses difficultés quotidiennes que le trauma crânien a engendré. Après les fines descriptions des troubles de la mémoire et des conséquences qu'elles ont sur le langage et sa compréhension, l'auteur montre les stratégies trouvées par les thérapeutes pour que Zassetski reconnaisse en lisant par exemple "sous" et non pas "sur". Luria continue l'histoire de son patient en montrant que la blessure a épargné l'univers de ses émotions et de sa créativité ainsi que de sa personnalité. Cette personne est restée dit-il un citoyen, au fil de ses récits son imaginaire créatif est chargé d'émotion et ce, malgré ses troubles cognitifs sévères.

Zassetski a interrompu ses carnets en 1957, il indiquait "qu'il ne comprenait pas l'oppression, l'esclavage, la violence, le crime etc... le globe terrestre a dans ses réserves toutes les matières premières, toute l'energie indispensable à ses besoins à venir, ... dans un avenir proche les vols interplanétaires et en premier les vols sur la lune... permettront de découvrir de nouvelles substances, peut-être rares sur Terre mais présentes sur d'autres planètes...". Alexandre Luria nous dit que son journal s'achève deux ans avant les vols dans l'espace.

La seconde partie intitulée "Une prodigieuse mémoire" concerne l'histoire d'un "mnémoniste" du nom de Veniamin que Luria a observé pendant près de 30 ans. Cet homme était doté d'une mémoire "des plus extraordinaires qui aient jamais été décrites". L'auteur se pose des questions du type "quelle est la répercussion de cette mémoire sur les aspects fondamentaux de la personnalité- la pensée, l'imagination, le comportement?" Mais aussi en quoi et comment l'ensemble de la vie psychique dépend de l'un des aspects de son activité psychique. Peut-être aurait-il pu se poser la question dans l'autre sens à savoir quels aspects de son fonctionnement psychique ont pu favoriser le développement d'une telle mémoire? Le sujet de Luria peut retenir des listes entières de mots et les répéter plusieurs années plus tard dans l'ordre exact sans aucune difficulté. Ce qui apparaissait extraordinaire à l'homme de la rue semblait parfaitement banal à Veniamin. L'auteur se penche alors sur la manière dont se déroule le processus de "fixation" et de "relecture" de la liste présentée. Il s'aperçoit que son sujet n'a pas de frontière bien précise entre la vue et l'ouïe, entre l'ouïe et le toucher ou le goût. Ces vestiges de "synesthésies" laissent leur empreinte sur sa perception, son intelligence, son raisonnement, constituant la composante principale de sa mémoire. Par exemple, "lorsque Veniamin entendait ou lisait un mot, celui-ci se transformait aussitôt en une représentation visuelle de l'objet correspondant... Quand je vois le mot vert, je vois un pot de fleur vert, bleu, et voici quelqu'un à la fenêtre qui agite un petit drapeau bleu... même les chiffres... 1 est un homme svelte et orgueilleux, 2, une femme rieuse etc". Mais Luria s'apercevra plus tard que le matériel mémorisé n'est pas utilisé dans le but d'en saisir un sens quelconque, il dira que son sujet a un "total mépris pour les procédés de mémorisation logique". Il résolvait des problèmes par "images mentales", là où généralement l'individu tout venant raisonne et pense formellement, lui voyait. Il transformait avec une grande facilité "une rangée de mots en une rangée d'images". Mais cette capacité avait un énorme inconvénient, en effet la résonnance du mot envahissait sa conscience qui ne s'attachait pas à sa signification conventionnelle. La réception des informations lors de l'assimilation d'un texte nécessite un travail de tri qui consiste à en dégager l'essentiel et à le dépouiller du superflu. C'est ce qui était difficile pour Veniamin et provoquait un conflit, ce qu'il appelait "un malentendu". A cause de cela, sa pensée devenant digressive empêchait l'accès au sens, à la métaphore et à la poésie. Par exemple, l'expression "peser les mots... Comment peut-on les peser? Je vois une grosse balance, comme j'en ai vu à R. dans notre boutique; on met une miche de pain sur l'un des plateaux et un poids sur l'autre; l'aiguille oscille, puis s'arrête au milieu... Mais peser les mots!..."

Ainsi la compréhension du langage n'est aucunement facilitée par une pensée imagée. Alexandre Luria pense que "la poésie fait naître des significations et non des représentations" et plus loin "il faut faire abstraction de l'image visuelle pour comprendre sa signification figurée, sinon ce ne serait pas de la poésie..." Un dernier mot pour parler de la personnalité de Veniamin. Enfant, il était rêveur et se créait souvent un monde où l'imagination était reine. Ceci l'isolait des autres et rendait l'action inutile : "je dois aller à l'école... et je me vois... "Il" va à l'école. Je suis fâché contre "lui", pourquoi traîne-t-"il"?” Conjointement à cela, il vivait dans une perpétuelle attente de quelque événement et était persuadé que quelque chose d'heureux devait lui arriver solutionnant tous ses problèmes. C'est ainsi que tout ce qu'il entreprenait n'avait qu'un caractère "provisoire" pourtant "il avait une famille : une bonne épouse, un fils doué, mais tout cela ne lui parvenait qu'à travers une espèce de brume".

Les deux cas cliniques présentés se complètent l'un et l'autre probablement pour nous montrer qu'une "fonction" qu'elle soit altérée ou très performante peut être en total décalage avec la personnalité et qu'elle ne rend jamais compte de la personne. Zassetski a une mémoire en morceaux mais il a une sensibilité d'une grande finesse et sait "apprécier les émotions variées des individus" tandis que Veniamin a une mémoire prodigieuse mais une vie relationnelle asséchée et déconnectée de la réalité.

La psychopathologue peut trouver un intérêt réel à la lecture de cet ouvrage.

Hervé Bénony, professeur de psychologie, université de Bourgogne
 

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*  Mémoire et Veniamin philippe jacqueroux 2003-30-11 11:43

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